Humorisme et notion de terrain

Humorisme

Le Dr Salmanoff, à qui l’hydrothérapie doit beaucoup et qui fut le médecin personnel de Lénine avait coutume de dire : «  La vie est sous-tendue par le mouvement continuel des liquides dans les cellules et entre les cellules. Le ralentissement de ces courants et de ces échanges, c’est la fatigue, la maladie ; leur arrêt, c’est la mort ». Il place ainsi les humeurs au premier plan dans le processus de morbidité, en réactualisant ce principe hippocratique, à l’instar de la naturopathie classique.

L’humorisme est une théorie physiologique héritée d’Hippocrate qui repose sur les substances fondamentales que sont nos humeurs, et dont le corps est composé. Au nombre de quatre, ces humeurs associaient alors les éléments primitifs, les organes et les qualités aristotéliciennes. On dénombre ainsi la bile noire, en relation avec la rate, la bile jaune, en rapport avec la vésicule biliaire, le sang en lien avec le foie et le flegme, avec les poumons. La santé dépend de leur dosage harmonieux, alors que la maladie intervient lorsque, du fait d’un changement dans leurs proportions mutuelles, cet équilibre se trouve rompu.

Cet équilibre est défini suivant une logique de l’excès et du manque, de la surabondance et de la carence : la maladie a pour siège le lieu où l’humeur est absente mais aussi celui où elle s’est accumulée. De ce principe venait qu’on classait alors les maladies suivant l’humeur qui était en excès. L’humorisme du temps d’Hippocrate suppose donc de traiter les surcharges en faisant éliminer les déchets métaboliques, les toxiques et les toxines, mais aussi de traiter les carences en veillant à avoir la meilleure alimentation possible, afin d’éviter les manques. On traite l’excès de chaud par le froid, l’excès de sec par l’humide et réciproquement. Cette thérapeutique a également pour but de soutenir la bonne circulation des fluides organiques, indispensables à un métabolisme cellulaire optimal. Enfin, les sources du dérèglement humoral étaient déjà considérées comme étant environnementales : le climat physique, social ou mental dans lequel vivait l’individu créait les conditions qui stabilisaient ou déréglaient les humeurs. L’influence des saisons était également un facteur déterminant. De là peut-on en déduire une interdépendance complexe entre les humeurs, l’organisme et la nature.

Aujourd’hui, si cette théorie de première importance en naturopathie est toujours considérée comme valable et conservée dans ses plus grands principes, la sémantique la sous-tendant a cependant évolué, et la physiologie en a permis une expression plus précise et plus scientifique. Notons toutefois que l’ancienne terminologie a été conservée pour décrire ce que l’on appelle les quatre tempéraments hippocratiques, dont le naturopathe fait grand cas pour individualiser ses conseils : le bilieux, le nerveux, le lymphatique et le sanguin. Le sang avec le plasma, le cytoplasme, la matrice extracellulaire interstitielle (la MEC) la lymphe canalisée et la bile forment les humeurs ou liquides tels qu’on les conçoit aujourd’hui. Ces liquides alimentent les cellules en oxygène et en nutriments, véhiculent les déchets métaboliques issus des cellules mais transportent également les différents produits cellulaires comme les hormones ou les neurotransmetteurs. De la qualité des humeurs dépend donc la qualité des cellules, des tissus, des organes et ainsi du corps tout entier.

Ce sont les émonctoires, terme clé de la naturopathie désignant des appareils et organes ayant une fonction de filtre sélectif et de voie d’élimination des déchets (poumons, reins, foie et intestins, peau, utérus et vagin pour les femmes) qui permettent la régulation des humeurs, et conditionnent ainsi un bon équilibre entre milieu intérieur et extérieur, à la condition que ceux-ci fonctionnent bien, car ils ne doivent être ni trop perméables, ni trop encrassés. On considère que s’il y a accumulation des déchets dans l’organisme sans possibilité d’élimination, et ainsi saturation des humeurs, c’est alors que le trouble et la maladie pourront apparaître. « Le rôle des émonctoires est donc, en premier lieu, de garder le milieu intérieur sans toxines, afin que les échanges entre nutrition et élimination continuent de se faire dans la plus grande pureté physiologique » (André Lafon).

Autre changement important, survenu avec la publication des travaux de C. Bernard : le concept de milieu intérieur remplace celui d’humeur. Le biologiste propose ainsi cette définition pour le concept qu’il a forgé : « c’est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou pathologiques des éléments organiques (…) tous les liquides circulant, la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur » (Bernard, 1984, pp.104-105). Bernard considérait que, contrairement au règne végétal, directement influencé par le milieu cosmique extérieur et entretenant du même coup avec lui une relation symbiotique, le règne animal y est bien plus hermétique, et ce d’autant plus qu’il s’éloigne d’un mode de vie naturel, et que l’animal en question est à sang chaud. Il en déduit donc que pour que des perturbations extérieures affectent les fonctions vitales, il est nécessaire que le milieu intérieur soit déjà affaibli et ne puisse plus assurer ses fonctions naturelles de protection contre ces perturbations. De là est apparu le concept de terrain, de premier plan en naturopathie, et sur lequel nous allons à présent nous pencher.

Notion de terrain

Ainsi que nous le disions, pour Bernard « il y a en physiologie deux milieux à considérer : le milieu macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à l’être vivant ; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du premier suivant le degré de perfectionnement de l’organisme. » Le terrain naturopathique correspond à ce « milieu microcosmique particulier », et la tâche du naturopathe consistera avant toute chose à déterminer le terrain de son consultant, dans un objectif de prévention et de réharmonisation de son hygiène de vie. La naturopathie rénovée ne souscrit cependant pas à la seconde partie de la citation de Bernard : si l’homme apparaît bien aujourd’hui comme le seul animal qui soit parvenu à dompter son milieu extérieur, comme « celui qui crée son propre milieu » en en subissant et en en ressentant toujours moins a priori l’influence sur sa physiologie, il n’en est pas pour autant affranchi, et les facteurs de déstabilisations psychophysiologiques, à l’origine de la plupart de nos maladies (stress, milieu social, hérédité et climat), sont là pour lui rappeler cette dépendance initiale et la nécessité d’un équilibre conscient entre les milieux intérieurs et extérieurs.

La physiologie de Bernard est mécaniste, non holistique, ce qui conduisit peu à peu ce dernier à souscrire à une vision de l’homme comme le sommet du perfectionnement du règne animal, fonctionnant, en véritable machine vivante, en autonomie et à huis-clos, en partant du principe que l’interaction avec le milieu extérieur ne lui est pratiquement plus nécessaire depuis le passage vers un âge de culture et de science. Cette théorie est toujours active dans les conceptions scientifiques d’aujourd’hui, mais aussi et plus largement dans les sociétés libérales. Ce n’est pas celle de la naturopathie, dont le but est avant tout de réconcilier l’homme avec l’ensemble des autres règnes en lui permettant, au contact du monde extérieur, de retrouver sa nature véritable.

Le Dr. A. Bechamp est l’autre grand nom ayant contribué à forger la notion de terrain. Peu à peu tombé dans l’oubli, ce grand scientifique (il était diplômé en physique, en chimie, en médecine, en pharmacie et en toxicologie) a présenté à la même époque que L. Pasteur une théorie concurrente du vivant, la théorie du polymorphisme bactérien, qui postule que l’unité de base de toute vie organique est la granulation microscopique, le microzyma, actuellement redécouvert sous le nom de nanobe ou de nanobactérie. Le microzyma possède un métabolisme propre, et son évolution est en fonction du milieu dans lequel il se trouve. Les maladies sont alors considérées comme des processus de sauvetage, de réparation et donc de vie. Un microbe, une cellule, un tissu peut ensuite toujours redevenir microzyma une fois le signal d’alarme donné. A l’inverse, la théorie du microbisme de Pasteur postule que toute cellule est à l’origine aseptique, et tout microbe, immuable par essence. Il ne peut pas changer de nature, sauf par mutation accidentelle et, en général, afin de devenir plus résistant ou plus agressif. Cette conception est monomorphiste, en tant qu’elle considère la vie comme statique et immuable, et domine aujourd’hui en médecine conventionnelle. Dans la théorie du polymorphisme bactérien, les microbes et les bactéries sont considérés comme opportunistes (Escherichia Coli, Helicobacter Pilori mutant pour restaurer un terrain dégradé ?), mais non comme responsables du trouble en soi. C’est la célèbre affirmation de C. Bernard : « le microbe n’est rien, le terrain est tout ».

Cette prise de position théorique fondamentale rattache la naturopathie au courant conditionnaliste qui pondère l’importance accordée aux critères étiologiques, pathologiques ou phénoménologiques, ces derniers menant d’abord à considérer un germe spécifique, l’organe affecté ou lésé et les symptômes qui en découlent, en un mot la maladie. Le conditionnalisme place au contraire au centre de sa réflexion le terrain et la constitution propres à chaque individu, considérant toujours la maladie comme venant dans un second temps.